Alexandre Couillon : objectifs zéro stock, zéro déchet

Alexandre Couillon
Le chef Alexandre Couillon, dans son coin de paradis, la plage de La Linière, non loin du port de l’Herbaudière, sur l’île de Noirmoutier. - © 180°C - Éric Fénot

Pour cuisiner dans un restaurant sur une île, il y a deux solutions. La première, prendre ce qu’on y trouve et faire venir tout le reste du continent ou de l’autre bout du monde. La seconde, recentrer sa cuisine sur ce que ce bout de terre au milieu de l’eau a à vous offrir. Ce n’est pas la plus simple, mais c’est, sans aucun doute, la plus écologique. La cuisine du chef Alexandre Couillon en est le parfait exemple.

Alexandre Couillon est un homme qui aime à se faire peur en décidant de changer son menu chaque jour et parfois même deux fois par jour. Il se souvient, en riant, de cette journée au cours de laquelle l’un des pêcheurs, David, l’appelle du large en toute fin de journée : « J’ai du pagre. » En moins de temps qu’il ne lui en faut pour ouvrir une palourde, Alexandre sait ce qu’il va faire de ce poisson pour le dîner. À quelques minutes de l’arrivée des premiers clients, Céline, son épouse, lui réclame la composition du menu pour l’imprimer, l’afficher et briefer les équipes de salle. Alexandre annonce fièrement l’intitulé du plat. Les clients sont là, mais point de pagre à l’horizon et le bateau Exocet-II de David n’entre pas dans le port situé en face du restaurant. Les bons s’amoncellent en cuisine. Le mot pagre y est écrit sur chacun d’entre eux. Avec aucune solution de remplacement puisque le positionnement d’Alexandre, c’est de ne rien stocker, le visage du chef commence à se décomposer. David arrivera finalement avec sa caisse de pagre en courant. En deux temps, trois mouvements, les poissons seront levés, cuits à la braise et envoyés en salle. Il était moins une.

Alexandre Couillon
Le chef à l’oeuvre dans la cuisine de son restaurant – © 180°C – Éric Fénot

Couple insulaire
Mardi, c’est jour de relâche pour Alexandre, Céline et les équipes. Le chef s’accorde quelques instants de détente sur la plage de la Linière, sa préférée, à quelques encablures de l’entrée du port. Au loin, par beau temps, on devine Pornic, La Plaine-sur-Mer et, plus loin encore, Saint-Nazaire. En marchant Alexandre récupère des plastiques, râlant contre cette pollution, et se pose enfin sur un rocher pour quelques minutes… sans doute une éternité pour ce garçon toujours en mouvement et qui parle à la vitesse de l’éclair. Il fête cette année ses vingt ans de chef à Noirmoutier et jamais un service manqué : « Si je dois m’absenter, je ferme, c’est aussi simple que ça. Si je dois aller cuisiner à l’étranger, je m’y rends uniquement pendant les deux mois de fermeture, décembre et janvier. Et, pour Céline, c’est pareil. » Ces deux-là se sont croisés sur les bancs de l’école hôtelière et Alexandre de préciser : « Elle a un BEP cuisine. N’allez pas imaginer que, parce que c’est une femme, elle suivait la formation pour travailler en salle et moi celle de cuisinier. » Céline est originaire de Cholet, mais ses grands-parents possédaient une maison à Noirmoutier. Alexandre Couillon a vécu une partie de son enfance au Sénégal avant que ses parents n’achètent en 1982, à L’Herbaudière, Le Café du Port pour y proposer une petite restauration saisonnière : « C’était ma mère qui cuisinait. J’ai d’ailleurs conservé en cuisine les casseroles en alu de l’époque. » Mise en gérance, l’adresse a mauvaise mine : « C’était devenu un attrape-touristes, du réchauffé au micro-ondes. » Pendant ce temps, Alexandre passe chez quelques grands chefs dont Georges Paineau, à Questembert (56), ou Michel Guérard, à Eugénie-les-Bains (40), et reprend avec Céline, en 1999, la gérance du restaurant familial :

Je ne faisais que du frais, c’était une cuisine bistrotière mais l’image laissée par le prédécesseur était tellement mauvaise que, parfois, on faisait zéro couvert.

Le couple s’accroche et décroche une étoile en 2007 avant d’acheter la maison voisine. La Marine est alors transférée dans la nouvelle demeure et la table historique transformée en bistrot, La Table d’Élise, le prénom de la grand-mère de Céline, mais aussi celui de l’ancienne propriétaire du Café du Port.

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Philippe Petitgas, paludier, au milieu de ses marais salants, à La Bonne Pogne. À droite, le sel fraîchement récolté – © 180°C – Éric Fénot

Les produits d’ici, ils sont faits pour être cuisinés ici
Toujours posé sur son rocher, Alexandre poursuit : « Au restaurant gastronomique, je ne propose plus de viande et pas de fruits exotiques. L’idée, ce n’est pas de tout s’interdire, mais d’aller vers ça. Il n’y a pas de viande sur l’île, pourquoi en proposerai-je ? Regardez autour de vous, il n’y a que des pommes de terre, des paludiers, l’océan et des pêcheurs qui ne demandent qu’à travailler et à vendre correctement leurs poissons. La seule chose que je m’autorise, c’est parfois un peu de viande au bistrot. Ça peut paraître illogique, mais c’est juste humain. Je veux continuer à entretenir des relations avec les fournisseurs du début, ceux qui ont cru en nous, qui ont vu qu’on galérait dans notre bistrot, qu’on ouvrait presque à l’année alors qu’il n’y avait pas un chat sur le port. » Il est ainsi, Alexandre, entier : « Mais attention, je ne suis pas un extrémiste. Je pense juste qu’un cuisinier doit travailler les produits qu’il a autour de chez lui. Un chef de la campagne, il doit cuisiner des plats de viande, mais s’interdire de faire venir du poisson de Bretagne alors qu’il vit dans le Cantal. » Sans revendiquer le « c’était mieux avant », Alexandre est conscient que, avec le développement des transports, la rapidité des livraisons, tout le monde en a profité, mais :

on doit revenir en arrière, se recentrer sur nos richesses.

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David Penisson débarque ses caisses de merlan à la criée de Noirmoutier. Alexandre Couillon a déjà réservé une partie de la pêche. – © 180°C – Éric Fénot

C’est pour cette raison que, presque tous les jours, il se rend à la criée en face du restaurant. Il prend ce qu’il y a et uniquement si ce sont des poissons de saison – sauf le saint-pierre, qu’il n’aime pas parce que trop compliqué à cuire à la perfection. Pour ce faire, il s’appuie sur trois pêcheurs, Sylvain, Hervé et David. À chacun sa spécialité. David, c’est le roi du merlan de ligne. De beaux spécimens présentés au restaurant avec des pâtissons, des amandes fraîches, des pétales de cosmos, une émulsion au lait d’amande et un jus à la myrtille. Le homard de casier, ce sera avec des carottes, des épinards et une sauce à l’étrille, le turbot avec des mini-poireaux, des feuilles d’arroche, de la capucine et un jus des têtes et la dorade avec un râpé de radis glaçons et une vinaigrette au miel du jardin. À l’issue du service, il ne restera rien. Tous les achats sont calculés sur le nombre de couverts, 20 à chaque service au restaurant gastronomique, 55 à La Table d’Élise, sans compter la terrasse aux beaux jours : « Le soir, il ne doit plus rien y avoir dans les frigos. On cuisine avec ce qu’on a, et demain est un autre jour. » Évidemment, le menu ne change pas du tout au tout. Si David rapporte encore du merlan, ce dernier restera au menu mais l’accompagnement aura varié, car c’est le jardin qui dicte le reste de la composition de chaque assiette.

Jardinier par passion et par obligation
Alexandre Couillon est d’accord avec les chefs qui disent que les cuisiniers devraient faire travailler les maraîchers plutôt que de cultiver leur propre jardin : « Mais nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, nous n’avons pas tous le même terroir. » Sur son île – et s’il veut continuer à offrir à ses convives une vision d’une cuisine locale, insulaire, marine et végétale –, Alexandre n’a pas le choix. Noirmoutier est pourtant une terre maraîchère. Il suffit de traverser l’île, du passage du Gois à L’Herbaudière, pour comprendre qu’on pénètre sur une terre agricole, mais Noirmoutier, c’est le règne de la pomme de terre : « Autrefois, il y avait de l’échalote et un peu de melon, aujourd’hui, il n’y a que de la pomme de terre, je ne peux pas me contenter de ça et comme je ne veux pas que les fruits et les légumes fassent des centaines de kilomètres en camion, je n’avais qu’une solution, produire moi-même. »

Alexandre Couillon
Depuis 2018, à 5 minutes en voiture du restaurant, Alexandre Couillon possède son propre jardin de 4 000 mètres carrés dans lequel il a aussi installé 12 ruches. – © 180°C – Éric Fénot

Il a investi un premier jardin de 1 800 mètres carrés où il faisait tout lui-même, mais, très vite, il manque de place, de temps, de personnel. Il trouve en juin 2018 une friche de 4 000 mètres carrés sur laquelle, dit-on, il y aurait eu des vignes. Il défriche tout, creuse un puits artésien, achète un tracteur, clôture l’ensemble, monte une serre à semis, installe des poules, 12 ruches – dont les abeilles produisent 160 kilos de miel –, et embauche Estelle comme jardinière à plein temps. Ce qui ne l’empêche pas de venir tous les jours à la fraîche ou entre les deux services. Aujourd’hui, la production répond à 90 % des besoins des deux établissements : « Tout ne pousse pas comme on voudrait, mais on apprend tous les jours, on se documente. » À date, il y aurait entre 60 et 80 variétés de légumes sans compter les arbres fruitiers (cognassier, prunier, mirabellier), les plantes aromatiques et les fleurs comestibles. Chaque jour, il vient cueillir une ou deux fois et s’il n’y pas la quantité attendue, il change son fusil d’épaule et réfléchit à un autre accompagnement. Il y a là, à portée de panier, des tomates, des courgettes, des concombres, des haricots verts, du kiwano (un légume-fruit rapporté du Japon), de la patate douce du Brésil, de l’aubergine striée, des petits pois, des fèves, des artichauts et l’hiver, des courges à ne plus savoir qu’en faire, des betteraves, du panais, du céleri. Pour alimenter cette terre nourricière, on peut compter sur l’engagement écoresponsable d’Alexandre qui a investi dans un déshydrateur de déchets alimentaires. Tout y passe pour donner naissance à un séchât qui viendra enrichir les terres du jardin. Alexandre en restant à Noirmoutier, alors qu’il aurait pu partir quand l’affaire n’était pas florissante, a voulu axer sa cuisine autour des produits de l’île. Il y est arrivé. Il a souhaité tendre vers le zéro stock. Il y est arrivé. Maintenant, il réfléchit au zéro déchet. Connaissant la ténacité et l’engagement de l’homme… il va y arriver.

Alexandre Couillon : objectifs zéro stock, zéro déchet

RESTAURANT ALEXANDRE & CÉLINE COUILLON
3, rue Marie-Lemonnier – L’Herbaudière – 85330 Noirmoutier-en-l’Ile
Tél. : 02 51 39 23 09 // www.alexandrecouillon.com  

 Reportage extrait de notre livre Les Incontournables 

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