La lutte anti-gaspi s’invite dans nos assiettes

lutte contre gaspillage
© 180°C - Illustration Bénédicte Govaert

Scandale longtemps étouffé, le gaspillage alimentaire devient enfin un enjeu de société. Il est l’affaire de tous, y compris des consommateurs.

Les cageots ont été soigneusement empilés. Il n’est pas 11 heures lorsque Hassan arrive au volant de son camion frigorifique, déploie sa silhouette dégingandée et se fraie un chemin dans l’entrepôt de ce supermarché en périphérie du Mans (Sarthe). Comme chaque matin, le jeune chauffeur vient prendre livraison des produits frais invendus et bientôt périmés. Direction la structure d’accueil du Secours populaire, une maison en crépi blanc du quartier Jean-Jaurès. Silhouette furtive, Hassan ne s’attarde pas. À peine a-t-il déchargé sa marchandise qu’il file vers un autre supermarché.

Les mains enfouies dans les poches de son jean, Pierre-Yves Pasquier observe la scène avec satisfaction. Si, ce jour-là, aux boîtes de conserves, paquets de pâtes et briques de lait, les bénéficiaires pourront ajouter dans leur cabas des yaourts, des œufs, des escalopes de dinde et de la brioche, c’est, en partie, grâce à Comerso, la start-up qu’il a cofondée. Chaque jour, elle collecte dans les grandes surfaces 10 tonnes de marchandises à travers la France pour les redistribuer à des organismes caritatifs. Avant qu’une loi n’interdise aux supermarchés d’asperger d’eau de javel leurs invendus, ce jeune entrepreneur était commercial dans l’industrie agroalimentaire. Un temps pas si vieux où vendre 32 crèmes dessert pour le prix de 16 ne choquait personne. Plus maintenant. Le gaspillage est devenu un fait de société.

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© 180°C – Illustration Bénédicte Govaert

Au commencement
C’est l’histoire d’une étude publiée en 2011 par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cette année-là, des chercheurs suédois révèlent que 30 % de ce qui est produit dans le monde finit à la poubelle. Un chiffre scandaleux à l’heure où des pays bataillent pour garantir leur suffisance alimentaire. Des esprits chagrins ont bien mis en cause la fiabilité de l’étude, la méthodologie et l’extrapolation des données. Trop tard, le chiffre est repris par tout le monde, y compris la communauté scientifique. Et les gouvernements sommés de prendre des mesures.

En France, où un pacte national et une loi ont été adoptés en février 2016, 10 millions de tonnes sont perdus et gaspillés annuellement. Du champ à l’assiette, la chaîne alimentaire est ponctuée de grands et petits gestes qui viennent nourrir un scandale trop longtemps étouffé. Entre les fruits et légumes gâtés ou mal calibrés, les aléas de la chaîne du froid, les pertes de l’industrie, les invendus des supermarchés, les produits frais oubliés au fond du réfrigérateur et le million de repas mitonnés dans les cuisines des hôpitaux et des écoles qui, chaque année, part à la benne, tout le monde est concerné.

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Avec 29 kilos de nourriture jetée par personne et par an à domicile, soit 35 grammes par repas, les consommateurs ne sont pas les plus mauvais élèves. Seulement voilà, un quart de ce qui finit dans leurs poubelles est encore emballé. Question d’organisation parfois, d’inattention souvent, quand il s’agit de vérifier la date limite de consommation (DLC), de précipitation toujours devant les promotions faussement alléchantes des grandes surfaces. Si l’on veut mettre fin au gaspillage alimentaire, ce sont tous nos gestes du quotidien qu’il faut repenser.

La solution se trouve souvent sous le couvercle de nos marmites
Vos aubergines ont perdu leur peau lisse et galbée ? Passez-les au grill, récupérez la chair et confectionnez un caviar d’aubergine. Vos figues ne sont plus aussi fermes et charnues ? Garnissez-les de miel et de quelques brins de romarin effeuillés et faites-les rôtir. Et qu’importe si, parfois, la DLC des produits est dépassée de quelques jours. Entre le dogme de l’ultra-frais et le bon usage des dates de péremption, il y a de la marge. Une enquête révélait il y a quelques années que les industriels apposaient sur un même produit, à sa sortie d’usine, une DLC différente selon qu’il était vendu en métropole ou destiné à l’exportation. Les écarts pouvaient aller de huit jours pour une crème dessert à quatre mois pour un sachet d’emmental râpé ! (L’Expansion, novembre 2013).

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© 180°C – Illustration Bénédicte Govaert

Il faut savoir aussi accommoder les restes. « Voilà le grand art du cuisinier », clamait Marie-Antoine Carême (L’art de la cuisine française au XIXe siècle, tome 1), tout en blâmant l’extrême économie, pour ne pas dire l’avarice, qui régissait la maison du prince Cambacérès à une époque où la cuisine française était florissante : « Le prince avait l’habitude les jours de grands dîners de remarquer sur sa table les entrées qui n’avaient été point entamées, ou qui l’étaient peu ; il en prenait note ; et avec ces fragments de desserte, il arrangeait un menu (à sa manière) qu’il donnait à son chef de cuisine, en lui assignant l’ordre de faire un dîner réchauffé. »

La lutte anti-gaspi s’invite dans nos assiettes
© 180°C – Illustration Bénédicte Govaert

Autres temps, autres mœurs. Muni d’un téléphone portable, aujourd’hui le consommateur, via des applis, peut être informé lorsque la date de péremption d’une barquette de viande approche, quand son épicerie de quartier brade le soir ses invendus du jour, ou lorsqu’un hôtel vend en fin de matinée à petits prix les viennoiseries qui lui restent sur les bras. Et encore, la recherche n’a-t-elle pas livré tous ses secrets. Dans les laboratoires se préparent des innovations qui vont, nous dit-on, révolutionner demain le matériel de récolte, la protection des cultures, la conservation des aliments, les emballages, les infrastructures de stockage, etc.

D’ici là, il va falloir redoubler d’efforts car six ans après le rapport de la FAO, le bilan est plus que mitigé. Le plus grand flou règne sur l’efficacité des initiatives prises ici et là en Europe. Absence de définition claire, de coordination, de stratégie commune, d’objectifs contraignants… c’est un peu le grand n’importe quoi. S’il fallait trouver des raisons d’espérer, on peut se consoler en constatant que lutter contre le gaspillage alimentaire, c’est affirmer haut et fort que l’alimentation a une valeur. En soi, c’est déjà beaucoup si l’on songe que la valeur ajoutée de l’agroalimentaire a plongé de 14,5 % en dix ans.

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