Digression avec Gérard Oberlé

Gérard Oberlé
© 180°C - Photographie Nicolas Reyboubet

C’est en découvrant Un Sacré Gueuleton de Jim Harrison, recueil posthume de textes consacrés à la fourchette, que j’ai remonté la piste de Gérard Oberlé. Bon vivant, auteur, expert en livres anciens tournés vers le sujet gastronome, il est l’homme du Really big lunch (titre original) – soit 37 plats, 13 vins, ingurgités en 4 services chez Marc Meneau* le 17 novembre 2003, et relaté avec amour et magnificence par l’homme du Michigan. Habitué des faits, il a entretenu une correspondance éclairée avec Harrison, sur la grouse du Nebraska et autres coqs de bruyères, publiée dans l’indispensable Aventures d’un Gourmand vagabond (2007).

Nous rencontrons l’ogre alors que sort son Heptaméron avec Chardonnay, dans le double espoir qu’il dévoile quelques secrets des nuits blanches passées en compagnie de ses frères de soif – qu’ils se nomment Jim Harrison, Jean Carmet ou Jean-Claude Carrière – et nous introduise à la liste des livres de faim, que tout gentilhomme se doit de posséder dans sa bibliothèque.

Des livres anciens
Comme il le raconte dans Itinéraire Spiritueux (2006), Gérard Oberlé devient libraire de livres anciens en 1971, jusqu’à devenir le père des collections gourmandes à la fin des années 80. Si ce genre est aujourd’hui « éminemment collectionnable », il reste néanmoins très difficile d’obtenir des entrées. Si les recettes de cuisines se caractérisent par leur abondance, leur richesse et leur diversité, on s’épuise à trouver littérature et récits de festins.

« Tout commence dans un restaurant que vous êtes trop jeune pour avoir connu, chez Jacques Manière, Le Pactole, Boulevard Saint Germain. Un type extraordinaire qui avait une très haute opinion de ses clients et de ce qu’il servait. Si bien que si quelqu’un fumait entre deux plats, il préparait immédiatement l’addition et disait : « ah excusez-moi je croyais que vous aviez fini. ». J’allais souvent seul, avec une grande curiosité des restaurants. Un jour, je devais avoir 25 ans, un client lui demande qui est cet individu ? Le patron répond quelque chose comme : « un jeune gastronome » ; il m’invite à sa table pour boire un digestif, se trouve être originaire de Lorraine, comme moi. Dans l’alcool nous sympathisons : « Jeune homme, une fois par an je propose que nous nous retrouvions tous les deux pour faire un dîner ». Pendant des années je l’ai rencontré dans des restaurants merveilleux, même en province, même à Munich un jour. Pour le remercier – parce que c’était toujours des 3 étoiles – je lui ai fait parvenir les Dons de Comus (1742)* un joli livre de recettes du XVIIIème. C’est là qu’il découvre l’existence de livres anciens traitant de gastronomie. C’est alors que j’ai contribué, avec d’autres libraires dans la confidence, à constituer cette bibliothèque.

On m’a collé ça sur le râble : expert en livre de gastronomie, à la suite de quoi toutes les collections me sont tombées dessus.

Lorsqu’il est mort ses enfants m’ont contacté pour la vente, que j’ai proposée en vente publique. Belfond l’éditeur a trouvé mon catalogue formidable et a décidé de le publier : Les fastes de Bacchus et Comus (1989). »

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Gérard Oberlé, © 180°C – Photographie Nicolas Reyboubet

Des amitiés.
Voisin de porte de Jean Claude Carrière, Gérard Oberlé partage avec lui le goût des grands crus. Cette amitié court jusque dans le Morvan, où il est depuis installé. Là, au milieu du verger, viennent Milos Forman, Louis Buñuel, Jacques Deray ou Louis Malle, pour des sessions d’écriture sous haute protection Bachique. Que voulez-vous ?  Les écrivains sont ceux-là qui vivent retranchés dans la pliure des pages. Parfois un mot frappe à la porte, il est tard, il faut lui ouvrir. Haleine chargée, besoin de fuir ou de vivre en fugitif, il l’assoit, le réchauffe, débusque quatre œufs, trouve un litron. Le mot est venu crier que la vie est trop courte. Que voulez-vous ? Les écrivains sont comme un ami, ils abritent la langue et vous la console. Ainsi hébergera-t-il autant de livres que d’âmes d’acteurs égarés :

« Je me souviens de nuits d’ivrognes. Jean (Carmet) était de ceux qui peuvent prendre un train pour se rendre nulle part. Découvrir la France. Un soir sur Paris, il hèle un taxi : « – Ramenez-moi à la maison ? – C’est où chez vous Monsieur Carmet ? – Je suis de Bourgueil ». Il s’endort. Il se réveille au petit matin, le taxi avait roulé toute la nuit : « – Vous êtes arrivé. – Mais où est-on ? On n’est pas à Sèvres ? – On est chez vous à Bourgueil. – Ah ben venez, on va aller voir les copains. »

Et pourtant on sent bien que chez cet homme il n’y a aucun besoin de se (la) raconter, de se mettre en avant : « Je ne donne pas mes pensées tous les quarts d’heure. Il n’y a rien de pire que les followers.

Autrefois certains types qui pensaient avaient des disciples, des élèves. Aujourd’hui on a des followers.

Les écrivains, ceux qui s’intitulent philosophes, passent leur temps à donner leur avis sur tout. Dire du mal pour exister. ». Nous aurions pu passer cette même heure (où les noms aux résonances romanesques de Gérard Depardieu, Jean Pierre Coffe ou Jean Claude Pirotte furent évoqués) sans même parler de sa littérature. Une littérature ici en sept actes, où il fustige la province française, celle « des avocats, des notaires et des petits élus locaux. Des gens qui ont des certitudes et qui en sont fiers. Une morale type Troisième République. Façon Adolphe Thiers. Et en même temps, la France dans laquelle je patauge un peu, c’est Groland. Groland n’est pas la caricature de ces gens-là. La France, c’est Groland.« . Mais une France également faite de lettres, amoureuse de cigare, de l’orient et du fromage de tête*** à travers son personnage de Chassignet, que l’on imagine son double voluptueux.

« Je ne sais pas si j’ai l’esprit gastronome. Ce que vous appelez gastronome est un terme un peu lourd. C’est toujours lié à des souvenirs ou des sensations de l’enfance. Pour beaucoup de gens qui se sont penchés sur la question des parfums, des odeurs ; une odeur de pot au feu peut vous rappeler des choses, c’est assez Proustien, on est pas tous à la recherche du Temps dit perdu, mais quand on a plus de soixante ans, on a des flashs de souvenirs, des mirages olfactifs. »

L’affaire du Sacré Gueuleton.
Il rencontre son homologue américain, Ministre des affaires de bouche, à Saumur, au Salon du Livre et du Vin. On est alors dans une politique transatlantique concertée. Tandis que Gérard Oberlé est opérationnel au petit matin, faisant face à un déjeuner viril et un verre de vin, une voix traversant la brume s’entend :

– Oh boy, that’s a nice breakfast !

– Please, seat down Mister Harrison.

– Oh, you know me ? 

– Oui, il se trouve que je suis un de vos lecteurs.

« C’est comme ça que l’on s’est connu autour d’un petit déjeuner de bûcheron. ». Il n’en faut pas plus pour que naisse une amitié et que Grand Jim séjourne à l’ambassade des amateurs de truffes : « Pour lui c’était l’idéal : une grande cave, des livres, une bonne cuisine, des chiens ; il y a là tout ce qu’il aime. »

« L’origine de cette histoire c’est que pour mes 40 ans, j’avais demandé à un chef Bourguignon de faire un repas d’anniversaire : 40 plats pour 40 amis. Il avait restitué le festin de Dodin Bouffant*. Très amusant. Quelques-uns des invités ont dit : c’est formidable, tu devrais recommencer chaque année. Bon, c’était coûteux mais je dis d’accord. L’année suivante il a refait la cinquième journée de l’Heptaméron des gourmets (1919) de Nignon, un livre de recettes, phénoménal : sept journées préfacées par un écrivain de l’époque. Une journée par Apollinaire, une autre par Fernand Floret… Les recettes de l’Heptameron, c’était la collection des plus grandes recettes du 19ème mise ensemble, de la cuisine bourgeoise, avec force truffe, volaille. 8 services de 5 plats chacun : entrées froides, entrées chaudes, poisson, gibiers … »

Que les neurasthéniques se rassurent, il semblerait que l’on survive très bien à de telles agapes, en témoigne cette anecdote effrayante :  » J’ai un ami Rodolphe Chamonal. On se met à table à midi et on quitte la table à 19h avec des ballades entre les différents services. Et Rodolphe après ces 45 plats, me dit : écoute Gérard c’est très gentil tout ça, mais qu’est-ce que tu vas nous faire à souper ce soir ?« . Gérard Oberlé récidive même pour ses 50 ans, en s’inspirant du génie romain (n’est-ce pas à ce peuple qu’on doit l’essor des vignobles?), et demande que l’on refasse le Trimalcion du Satyricon de Pétrone. On transforme le restaurant en salle romaine, avec des lits pour manger allonger. Arrive le sanglier rôti, entier, porté par douze « esclaves » d’où sortent des volailles, des gibiers. Plus tard Harrison ayant vent de ces affaires lui déclare : « Tu es tout de même une saloperie, tu ne m’as jamais invité à un de tes festins ». Il a donc fallu en refaire un.

* Marc Meneau : Étoilé habitué du geste puisque c’est à lui que nous devons la réalisation des buffets gargantuesques du Vatel de Rolland Joffé et du Marie Antoinette de Sophia Copolla.
* Les Dons de Comus – François Marin, maître d’hôtel du maréchal de Soubise.
* Le fromage de tête, dont il créa une confrérie avec Carmet, Coffe, Denisot et Depardieu.
La vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet (1920) , de Marcel Rouff est à la littérature ce que La Grande Bouffe est au cinéma – un classique dont il faut s’emparer d’urgence.
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