Des produits, des races, des espèces disparaissent régulièrement de notre patrimoine, dans une indifférence quasi générale. Dans les années 80, le porc de race Basque n’avait plus son destin en mains. Son extinction était prévue, ses jours comptés. Seulement, une poignée d’irréductibles Basques en décidèrent autrement. Le porc Basque ne mourra pas, et Kintoa sera son nom.
Il est 9h du matin sur les hauteurs de Banca dans la vallée des Aldudes. Jean-Marie Oçafrain pousse la porte de la maison de ses parents, Gratien et Gracie. Une cloison les sépare. C’est l’heure du casse-croûte. Au menu : œufs, jambon et une larme de vin rouge. Le café ayant déjà été avalé trois heures auparavant. Autour de la table, les mots échangés en basque entre le père (aujourd’hui disparu) et le fils sont rares. Chacun sait ce qu’il a à faire sur l’exploitation jusqu’au coucher du soleil. Jean-Marie montera à 1 100 mètres d’altitude saluer son troupeau de 240 brebis Manex Tête Noire qui attendent novembre pour redescendre dans la vallée. De fin mai à fin juin, il s’y est rendu deux fois par jour pour la traite en plein air.
À Banca, sur 40 paysans, ils ne sont plus que 2 à pratiquer cette traite ancestrale. Dès l’été, une fois les brebis taries, Jean-Marie s’en occupe moins, mais va toujours jeter un œil. Les vautours ne sont jamais très loin et les animaux des proies faciles. Il ira aussi s’assurer que ses 10 vaches (Tarine, Abondance, Blonde d’Aquitaine) ne manquent de rien. Comme son grand-père, Benat, qui fut un temps berger dans le Nevada et le Wyoming aux Etats-Unis à l’instar de nombreux Basques ; comme son père, Gratien, Jean-Marie perpétue cette tradition du double élevage.
Mais en 2000, six ans après avoir repris la ferme familiale, il fait entrer un petit nouveau ou plutôt une trentaine de petits nouveaux sur l’exploitation, le porc de race Basque appelé également Pie Noir du Pays Basque, Euskal Xerria ou porc Kintoa, du nom de l’impôt que les rois du royaume de Navarre prélevaient sur les porcs qui venaient en transhumance sur leurs terres. C’était une autre époque. À partir du XIXe siècle, la brebis va s’imposer sur ce territoire. Les hommes déboisent les collines pour créer des pâturages. Les porcs, privés de châtaigniers, de hêtres et de chênes et donc de nourriture rejoignent la vallée. Parallèlement, les paysans comprennent qu’élever des porcs blancs type Large White ou Landrace, est beaucoup plus rentable, et en 1981, le porc de race Basque, qui fait partie des 6 races locales rustiques françaises répertoriées, est officiellement déclaré en voie de disparition.
Une poignée d’irréductibles se met en ordre de bataille et tente de sauvegarder la race. Parmi eux, un homme va compter, Pierre Oteiza, salaisonnier de la vallée, qui s’engage à produire ses charcuteries à partir de la viande de porc de race Basque. Avec seulement 25 truies recensées en 1982, le pari est risqué. Aujourd’hui avec 320 mères, la race n’est pas complètement sauvée, mais elle est en passe de le devenir. L’obtention d’une AOC, dont le dossier a été déposé en 2001 auprès de l’INAO (Institut National des Appellations d’Origine) serait aussi un fabuleux coup de pouce qui rassurerait toute la filière.
Cent soixante kilos sur la balance
Lorsque l’on quitte la ferme de Jean-Marie Oçafrain, on ne s’attend pas à tomber nez à groin avec un mâle de plus de 100 kilos. Contrairement aux troupeaux de brebis que l’on aperçoit au loin dans les pâturages, les cochons se font discrets. Il faut s’enfoncer dans de petites aires boisées pour enfin apercevoir ce qui fait la fierté des éleveurs basques des deux côtés de la frontière, le Kintoa : un beau bébé de 160 kilos en moyenne quand il atteint les 14 mois. Rustique, court sur pattes, il se distingue par sa peau bicolore, noire sur le cul et la tête, blanche sur le reste du corps. Sans oublier ses fameuses oreilles qui se croisent sur le groin.
Sur son parcours doté d’un abri, il se nourrit essentiellement de châtaignes, de glands et de faines, le fruit du hêtre. Le tout complété quotidiennement par 2 kilos de maïs, blé, son et tourteau de colza ou de tournesol, l’ensemble évidemment garanti sans OGM, cahier des charges oblige. Livrés à la ferme par les naisseurs à l’âge de 3 mois, ils pèsent alors 30 kilos et restent en troupeau de 30 à 40, évoluant dans les landes, les prairies et les sous-bois jusqu’à l’âge de 12 mois. Seulement, des éleveurs comme Jean-Marie poussent l’engraissement jusqu’à 14 voire 15 mois, contre 6 pour un porc industriel, et n’hésitent pas à préférer des mâles considérés comme moins nerveux et produisant moins de gras. C’est qu’il s’y connaît maintenant Jean-Marie, quinze ans après ses débuts, en conduite de race.
Une filière qui prend ses marques
Dans les années 90, ils n’étaient qu’une dizaine d’éleveurs à aller à contre-courant de ce qui se pratiquait dans la vallée. Culturellement dans les Aldudes, les paysans sont des bergers dans l’âme, ils conduisent des troupeaux de vaches et de brebis mais le porc n’y a plus sa place depuis des lustres. L’objectif affiché de chaque éleveur engagé dans le plan de sauvegarde de la race est de convaincre, un voisin, un cousin, un copain. Anton Oçafrain, frère de Gratien et son fils Michel font partie des premiers qui ont osé. Ils en parlent à Jean-Marie et sortent l’argument massue, le porc ne nécessite pas de main d’œuvre, il vit sur des surfaces délaissées par les brebis, mais participe pleinement à l’entretien des parcelles montagneuses et il permet de dégager un revenu complémentaire non négligeable. Jean-Marie s’est donc laissé convaincre et a pris un premier lot de 30 porcelets vendus sur pied. En 2005, il est passé à 2 lots par an et s’est tourné vers la transformation fermière. Heureusement pour la race, il ne fut pas le seul à suivre le mouvement. Aujourd’hui de Saint-Martin-d’Arberoue à Banca en passant par Urepel et Itxassou, la filière a pris forme. Une vingtaine de naisseurs fournit des porcelets à 75 éleveurs installés en France et en Espagne, dont 15 sont aussi transformateurs. Et personne ne perçoit d’aide de la politique agricole commune. Ils ne sont pas peu fiers de cette indépendance financière.
Parallèlement, Jean-Marie et une poignée de paysans ont investi de fortes sommes pour créer Belaun, une coopérative dont il est le président et une SARL. L’une est un collectif de la vallée des Aldudes mobilisé autour de la valorisation des produits fermiers à travers un magasin où se côtoient charcuterie et salaison de porc, jambon et viande fraîche mais aussi du fromage de brebis Ossau-Iraty, du fromage de vache, des vins d’Irouleguy, du piment d’Espelette, des plats cuisinés, des conserves de canard et foie gras, des chocolats et quelques confitures, miels et autres jus de fruits. L’autre fait de la prestation de service pour la transformation. Car si les porcs sont abattus à Saint-Jean-Pied-de-Port, la transformation est faite maison, et c’est un peu à la carte. Chaque éleveur, qu’il soit ou non membre de la coopérative, demande aux bouchers de traiter la carcasse en fonction de ses besoins, des saucisses, du chorizo, de la viande fraîche, de la ventrêche, des terrines, de la bardière séchée. Les bouchers, Jacky en tête, font ce qu’on leur demande. Il y a même des restaurateurs de la région qui viennent pour que Jacky et ses deux collègues leur préparent des pâtés ou des bouchers au nord de la Loire qui leur livrent de quoi fabriquer du chorizo. En revanche, si l’éleveur est membre de la coopérative, il se doit d’être présent dans le laboratoire à côté des bouchers le jour de la transformation.
Des jambons exceptionnels
Quant aux éleveurs qui ne misent que sur le jambon, la découpe et le parage sont réalisés à l’abattoir et le séchage et l’affinage, dans le séchoir collectif de la vallée des Aldudes de l’incontournable Pierre Oteiza. Un séchoir ouvert aux particuliers, aux restaurateurs et aux fermiers de la région. Une cathédrale où patientent 35 000 jambons dont 4 000 Kintoa bercés par les vents chauds du Sud et les courants d’air marin de l’océan pendant 16 mois minimum, dont 10 à l’air libre. Jean-Marie Oçafrain, un poil plus pointilleux, pousse cette ultime étape avant la dégustation jusqu’à 24 mois. Son objectif, concurrencer les jambons espagnols qui trustent les médias et quelques jambons français dont celui de porc noir de Bigorre qui lui aussi a la faveur de la presse. Jean-Marie en est convaincu, le Kintoa, même avec seulement 4 000 jambons par an, a de quoi séduire les palais des amateurs avec sa chair rouge intense, son gras blanc brillant et ses notes de sous-bois.
Inlassablement, Jean-Marie et tous ses confrères font goûter jambons, viande fraîche et autres produits transformés. Sur le marché à Anglet le dimanche, au salon Pari Fermier à Paris une à deux fois par an. Ils ne comptent pas les kilomètres parcourus pour présenter ce qui fait leur fierté. Terroirs d’Avenir à Paris, fournisseurs pour les chefs de cuisine et pour les particuliers ont bien compris, il y a 4 ans, que ce Kintoa avait le goût de son terroir, le goût de l’indépendance, le goût du Pays Basque. Et si, par le plus grand des hasards, vous croisiez Jean-Marie dans les rues de Paris avec un sac à dos sur les épaules, jetez un œil dedans, il y a forcément du saucisson et Jean-Marie a toujours un couteau sur lui pour la dégustation parce que son travail, comme celui de tous ses voisins éleveurs, mérite d’être goûté, apprécié, approuvé et sauvegardé.
Jean-Marie Oçafrain
GAEC Lekaio
64430 Banca
Tél. : 05 59 37 49 70
Coopérative Belaun
Route Urepel
64430 Aldudes
Tél. : 05 59 37 89 40