Un grain de folie

7 000 kilomètres, c’est à peu près la distance que parcourent les graines de moutarde, entre le Canada, premier producteur mondial, et la France, pour donner naissance à l’un de nos emblèmes nationaux, la moutarde. Un bilan carbone catastrophique qui a interpellé Emmanuel Delacour, céréalier dans le Parc Naturel Régional du Vexin Français. Sur un coup de tête, il a décidé de planter et de produire sa propre moutarde. Une première dans le Vexin Français.

À quelques enjambées des bâtiments de son exploitation agricole, Emmanuel Delacour arpente son unique hectare de moutarde, coincé entre un champ de lentilles et des pois oléagineux. Il se penche, arrache une « Belle Dame », une plante qui produit des graines qui ressemblent à celles de la moutarde et qui ne doivent surtout pas être mélangées. « On est capable d’aller sur la lune mais on est obligés de désherber à la main. Décidemment, il n’y a pas de justice. » Emmanuel est un céréalier qui a longtemps abusé des pesticides et des insecticides. Pour lui, ce temps est révolu, il a pris conscience que l’heure de penser aux générations futures avait sonné. Et en toute logique, en l’absence de produits phytosanitaires, les coccinelles, les abeilles et les hirondelles sont de retour. Un signe qui ne trompe pas d’une terre qui retrouve sa vraie nature.

Au loin, entre deux immenses parcelles de maïs qui entourent le corps de ferme, des tonnes de compost ont été récemment déposées. Il viendra nourrir ses 220 hectares de blé panifiable, de betterave à sucre, d’orge, de pois protéagineux, de maïs, de colza destiné à la fabrication de peinture à l’huile, de lentilles, de sarrasin et de moutarde. Après la seconde Guerre Mondiale, la culture de cette dernière avait disparu dans l’hexagone. L’histoire ou la légende raconte que les soldats Canadiens venus combattre en France en auraient rapporté dans leur pays. La logique industrielle aura fait le reste et les agriculteurs français stoppèrent la production faute de rendements suffisants et d’aides financières accordées pour la culture du colza ou du blé. A la fin du 20e siècle, elle a été petit à petit réintroduite essentiellement en Bourgogne pour que la France ne soit plus dépendante d’un pays producteur et parce que la plante aide la terre à se restructurer. De son côté, Emmanuel attendra 2009 pour se pencher sur la question.

À la lecture d’un article dans un titre de presse agricole, il est interpellé par les kilomètres parcourus par les graines de moutarde alors que tout le monde parle de circuit court, de locavore et de défense des petits producteurs.

Le déclic viendra quelques semaines plus tard quand un groupe de touristes Picards s’arrête dans sa « ferme de la distillerie » et s’étonne de ne rien trouver à vendre alors qu’à quelques kilomètres de là, ils ont acheté de la bière du Vexin et des terrines locales. Amusé par cette reflexion et quelque peu vexé, Emmanuel se lance malgré les mises en garde de son épouse Véronique qui n’hésite pas à le traiter de « cinglé ». Son idée n’est effectivement pas de planter de la moutarde pour revendre les graines à de grands moutardiers mais planter pour produire sa propre moutarde. Un moutardier artisanal dont la famille est installée dans l’Oise depuis 1852 accepte de transformer les graines pendant que la Chambre d’Agriculture et le Parc Naturel Régional du Vexin valident le projet. Le 5 janvier 2010, les premiers pots sont livrés.

Un cycle végétal court
En décembre, Emmanuel laboure la parcelle dédiée à cette culture en veillant à en changer chaque année. Au mois d’avril il sème à une profondeur de 2 centimètres puis prie pour qu’il ne gèle pas. Cette plante de la famille des crucifères ne résiste pas au froid. En mai, les feuilles sortent deux par deux, les tiges commencent à grandir et les boutons floraux apparaissent. En juin, les fleurs se transforment en gousses qui contiennent les minuscules graines de moutarde. Abeilles et mélighètes, de la famille des coléoptères, quittent le champ à la recherche d’autres fleurs. Les graines mûrissent, noircissent et le taux d’humidité de la plante baisse jusqu’au mois d’août. À 8%, la moissonneuse-batteuse peut entrer en action. La même qu’Emmanuelle conduit pour récolter le blé, l’orge ou le colza.
Triées manuellement au tamis pour enlever les insectes, les impuretés et les graines de certaines mauvaises herbes qui auraient échappé à l’œil de lynx d’Emmanuel, les millions de graines sont alors séchées au soleil sur une épaisseur de 10 cm pour atteindre un taux d’humidité de 5%. Ensachées, elles peuvent être stockées indéfiniment, le temps n’aura plus d’impact sur la tonne récoltée et seuls deux kilos seront nécessaires pour replanter l’année suivante.
En fonction des ventes au magasin et dans les différents points de vente disséminés dans le Vexin, il ne reste plus qu’à livrer le moutardier du département voisin. Un artisan discret prénommé Philippe qui ne veut personne dans son moulin, de peur d’être copié. Emmanuel se souvient « il est méfiant, la première fois, il m’a donné rendez-vous dans la rue. Il a fallu gagner sa confiance pour qu’il accepte de me suivre dans ce projet ». Emmanuel lui soumet ses envies, une moutarde à l’ancienne et au champagne, une fine au vin blanc et une à l’alcool de poire William. Les premiers essais sont concluants même si Emmanuel reconnaît que les premières sont fortes et amères. Philippe lui conseille alors de les stocker pour les laisser vieillir car avec le temps, au moins six mois, elles s’adoucissent et les arômes se développent, ce qui n’est pas le cas des moutardes industrielles.

Une gamme qui s’agrandit
Aujourd’hui, le potentiel est énorme. Un hectare de moutarde donne une tonne de graines qui elle-même permet de produire dans le moulin à meules de pierre, l’une tournante, l’autre dormante, trois tonnes de pâte soit l’équivalent de 40 000 pots. Un chiffre qu’Emmanuel et Véronique n’ont pas encore atteint mais l’engouement des particuliers pour les produits locaux, joue en leur faveur. Epiceries fines, grandes et moyennes surfaces, restaurateurs sont friands de ce qui peut encore être considéré comme un produit nouveau alors qu’à écouter les badauds de passage, tous sont convaincus que la moutarde du Vexin est intimement liée au patrimoine culinaire historique du département.

Et si la moutarde à l’ancienne et la fine sont les plus demandées, le couple Delacour continue de penser qu’il faut proposer d’autres parfums.

Ainsi, la moutarde saveur d’automne à la noix, la quatre fruits rouges, la moutarde au cidre ou plus récemment, la moutarde saveur d’été tomate et basilic ont vu le jour. Mais celle qui interpelle de plus en plus, c’est incontestablement La Fée Verte du Vexin, une moutarde à l’absinthe. L’explication est à chercher du côté d’Auvers-sur-Oise, commune située à une trentaine de kilomètres. Vincent Van Gogh, grand buveur d’absinthe, y vécut 70 jours et peignit plus de 80 œuvres. Si l’heure de la retraite n’a pas encore sonné pour Emmanuel et Véronique, ils espèrent sérieusement que leur ferme restera entre les mains de l’un de leurs enfants ce qui permettrait d’installer la 9e génération dans cette exploitation qui fut en 1900, la gigantesque cheminée qui trône à l’entrée l’atteste, une distillerie de betterave qui employait 200 salariés avant de se transformer en ferme d’élevage, spécifiquement de l’ovin, puis de prendre le virage des céréales en 1990 avec l’arrivée d’Emmanuel. L’histoire est en marche. Reste à savoir si Paul ou Armand, leurs fils, accepteront de sillonner un hectare de moutarde en se cassant les reins pour désherber manuellement des chardons et des « Belles Dames ». Emmanuel le fait pour les générations futures, ses fils devront relever le défi.

Un reportage de Philippe Toinard (textes) et d’Éric Fénot (photos) pour le magazine Fou de Cuisine

Un grain de folie

Les Moutardes du Vexin
La Ferme de la Distillerie
1, Grande rue. 95450 Gouzangrez
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Boutique sur place ouverte le premier mercredi de chaque mois.
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